Le banquet de Cléopâtre – 1746-47 Giambattista Tiepolo

Giambattista Tiepolo (1696-1770)

 

Le Banquet de Cléopâtre

1746-47

Fresque
Dim 650 x 300 cm

Palais Labia à Venise

 

Le peintre

Giambattista Tiepolo est peintre, graveur et décorateur.
Il naît à Venise dans une famille de marchands viennois, en 1696.
En 1719 il épouse la sœur des peintres Guardi. Il aura neuf enfants dont deux seront peintres, Giandomenico et Lorenzo.
En 1726, âgé de trente ans, il est submergé de commandes, tableaux religieux et fresques bibliques, mythologiques et allégoriques.
Il devient un peintre accompli et adulé.
En 1750, il part à Würzburg avec deux de ses fils, Giandomenico et Lorenzo, pour réaliser la commande du prince-évêque. Il peint dans le grand salon du Palais l’histoire de Barberousse et dans le grand escalier d’honneur le grand théâtre du Monde. Ce sont ses œuvres les plus célèbres par l’ampleur et la qualité de son travail artistique. De retour à Venise, il peint à fresque l’église de la Pietà et honore les commandes de décorations murales des palais vénitiens.
Il préside à la fondation officielle d’une véritable Académie artistique de Venise et, à ce titre, accepte les commandes des cours de France, d’Angleterre et de Russie.
En 1752, il part à Madrid pour décorer le palais royal à la demande du roi d’Espagne, Charles III.
En 1770, il meurt à Madrid au terme d’un long parcours qui lui a permis de marquer de son talent de nombreux endroits en Europe.

Tiepolo était doué pour réaliser de grandes fresques vives et lumineuses qui produisent une sensation d’espace.

Les fresques à grande échelle débutaient par de multiples dessins préparatoires et mobilisaient les nombreux assistants employés dans son atelier très productif.

L’importance accordée à la théâtralité plutôt qu’à la perfection des détails correspond au goût de ses contemporains vénitiens pour le non finito (inachevé) et assura sa popularité auprès des riches mécènes locaux.
Sa renommée s’étend sur toute l’Europe.

Il est la référence absolue de la grande peinture décorative murale.
Toutes ses œuvres sont reproduites en copies et estampes multiples.

Pour le Palais Labia Tiepolo a réalisé deux grandes fresques :
Le Banquet de Cléopâtre et La Rencontre d’Antoine et Cléopâtre

 

La fresque

Le Banquet est inspiré du livre IX de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, datée de l’an 77, qui décrit le festin servi par Marc Antoine en l’honneur de la reine égyptienne. Celle-ci s’affirme capable de préparer un plat plus coûteux que tous ceux qu’on lui a servi.

L’épisode, illustre le moment où Cléopâtre clôt le dîner en dissolvant dans le vinaigre l’une des deux perles jumelles (portée en boucle d’oreille) les plus grosses du monde et en buvant le breuvage obtenu.

La perle étant composée à 92% environ de carbonate de calcium, la dissolution provoquée par le vinaigre est tout à fait envisageable.

Dans ce contexte tout geste a une valeur symbolique, Pline considère le pari perdu par Marc Antoine comme un présage de sa défaite et de la victoire d’Octavien.

Les amours d’Antoine et Cléopâtre étaient un sujet populaire pour les artistes du XVIIIe. Tiepolo réalisa de nombreux dessins et peintures sur ce thème avant de l’illustrer au Palais Labia.

Les Labia était une riche famille de marchands d’étoffes établie à Venise.

Pour ces fresques, le sujet fut choisi par Maria Labia qui pouvait s’identifier à Cléopâtre : un membre de sa famille avait servi un somptueux banquet sur des assiettes en or qui furent jetées dans le canal à la fin du repas.

Tiepolo exécuta les fresques en collaboration avec Girolamo Mengozzi-Colonna (1688-1772) spécialiste de l’architecture en trompe l’œil.

 

Composition

Les fresques ornent le salon d’honneur, à deux niveaux, d’une hauteur totale de douze mètres. Sur les murs, entre des figures allégoriques et mythologiques disposées à l’intérieur de l’architecture peinte,
les deux fresque principales –Le Banquet et La Rencontre se font face.

Dans cette scène du Banquet de Cléopâtre l‘ambiance est tendue, le temps arrêté. 

La fresque a figé le moment où Cléopâtre montre au Général, sous l’œil de Marc Antoine, la perle retirée de sa boucle d’oreille, tandis qu’un serviteur noir lui apporte un verre contenant le vinaigre.

La scène se déroule en plein air, sur une terrasse surplombée par un portique antique, supportant une tribune pour orchestre.
Dans les cimaises, les musiciens donnent un concert.

La composition se découpe en trois plans et deux registres.

Au premier registre, les trois plans :
Au premier plan, les marches
Au deuxième plan les personnages, les principaux sont attablés
Au troisième plan la voile d’un bateau et l’immensité du ciel

Au deuxième registre :
Protégés par un garde-corps ouvragé en pierre , couronnant le portique, des musiciens jouent. Le spectateur distingue des flûtes, une viole et des trompettes.

L’architecture est théâtrale, les colonnes du portique, l’arc de cintre, l’envolée des marches, circonscrivent la scène, lui offrent un cadre prestigieux et sont autant d’hommages aux compositions de Véronèse qui, deux siècles plutôt, a peint les noces de Cana (1563) et la fête à la maison de Levi (1573).  

Les deux fresques- Le Banquet et La Rencontre – couvrent complètement la salle et donnent l’illusion de percer les parois en créant un espace infini.

Les personnages sont rassemblés au centre de la composition de part et d’autre d’une table nappée de blanc qui apporte une grande luminosité à la représentation.

Tous les regards convergent vers Cléopâtre, assise très droite, qui affiche un air hautain et insoumis. Elle porte une robe de brocart du XVIIIe comportant de somptueux motifs déclinés en tons abricot.

Tiepolo réussit à donner une dimension humaine à ses personnages affublés de costumes aux tissus éblouissants, de bijoux et de coiffure remarquables.

À droite de la composition Cléopâtre est assise avec à ses côtés, des soldats, un personnage portant une grande coiffe dorée comme son habit et un serviteur noir lui présentant un plateau sur lequel se trouve le verre de vinaigre.
À gauche de la composition Marc Antoine casqué est assis, le général également assis nous tourne le dos.
En bout de table, parmi les membres très simplement vêtus de la suite de Marc Antoine, on peut identifier les deux personnages à gauche : celui au nez aquilin est Tiepolo, son voisin au visage rond est probablement Mengozzi-Colonna, son collaborateur attitré pour les trompe-l’œil architecturaux. Ils sont encadrés par deux serviteurs noirs.

Sur les marches, le fou de la reine tourne le dos au spectateur.
La représentation le fige alors qu’il est entrain de gravir péniblement les marches. Le nain est représenté selon la technique du raccourci qui permet au peintre de creuser son espace.

Tiepolo a le goût du détail. Un petit chien est campé sur la dernière marche lui aussi a son attention portée sur l’événement extraordinaire en cours.

La fresque est composée de façon à ce que le banquet se trouve à deux mètres de hauteur. Ainsi la composition gagne en dynamisme. Notre regard pénètre dans l’intimité des personnages, nous entrainant dans le jeu des regards échangés entre eux.
Et ce procédé fonctionne parce que la fresque qui occupe tout un pan de mur entre deux portes, grâce au trompe-l’œil de l’architecture, place le banquet juste au-dessus du spectateur.

La lumière naturelle est élégante. La douce luminosité entre dans la composition par l’ouverture du portique. Elle rebondit sur les textures des étoffes pour éclairer les personnages. Les deux ombres visibles sont sur les marches et apportent de la profondeur à la composition, il y a l’ombre qui découpe les degrés des marches et l’ombre du fou de la reine.

La composition est traitée avec une sensibilité qui ôte toute raideur. Elle est enlevée et claire. Les trompe-l’œil sont aériens.

Tiepolo cite nettement l’univers de Véronèse, il éclaircit les couleurs et opte pour les ombres colorées, les bleus, les roses et les jaunes sont clairs et brillants.

La facture est légère et fluide. La touche est souple et vibrante.

Tiepolo peint avec ingénuité et sans mièvrerie, une scénographie baroque avec toute la grâce du rococo.

 

Analyse

À ce moment de sa carrière, Tiepolo réalise sa décoration totale

C’est le plus important ouvrage de l’art décoratif vénitien du XVIIIe et un extraordinaire témoignage de l’inégalable veine décorative de Tiepolo.

Il invente avec une grande liberté des trompe l’œil de sculpture et d’architecture ou bien englobe les sculptures et l’architecture existantes en les transformant.

Le spectateur est étourdi par cette mise en scène, notre regard devant l’amplification fictive de l’espace architectural ne sait plus distinguer le réel de l’illusion, notre imagination fait le reste.

Seule la fresque avec son ampleur et son rapport étroit avec l’architecture pouvait permettre cette domination totale des surfaces et des images.

Derrière les créations de Tiepolo notre regard perçoit le travail intensif en atelier, le nombre d’études à l’huile, de dessins à la plume et au lavis.

Tiepolo montre un don très sûr pour le dessin, aucun des personnages qu’il a représentés ne perdent de force ou de raison d’être.

Ce travail préparatoire explique la capacité de Tiepolo à mener de front des entreprises pharaoniques. Les surfaces des plafonds peints à fresque nécessitent une parfaite organisation des chantiers.

Le travail de la lumière est la preuve d’un travail préparatoire où rien n’est laissé au hasard.

La décoration du palais Labia, avec sa démesure, pleine de vivacité et de fantaisie, occupe une place particulière dans la série des grands cycles picturaux commandés par les nouvelles familles.

À la magnificence des trompe-l’œil architecturaux peint par Mengozzi-Colonna, Tiepolo répond par les scènes théâtrales les plus bouleversantes qu’il ait jamais réalisées.

Le spectateur s’attend à voir Antoine et Cléopâtre descendre les marches de La Rencontre pour traverser la salle et rejoindre la table royale du Banquet (représentée sur le mur d’en face).

Les détails du nain qui monte avec difficulté les marches vers la table et du petit chien qui surveille du coin de l’œil, apportent une touche de frivolité et de malice qui assouplissent l’aspect figé de la scène. C’est l’esprit du XVIIIe.

Tiepolo transforme les murs en décors éblouissants qui laisse le spectateur admiratif.

Tiepolo dessine à merveille et fait aussi preuve de son talent de narrateur.

Cet épisode illustrant le thème du gaspillage autant que le charme irrésistible de la souveraine, est devenu, à partir de l’humanisme, une représentation habituelle dans l’iconographie de Cléopâtre.

 

Conclusion

À chaque époque, l’art italien a son cycle de fresques.
Au début de la Renaissance, il y a celles de Giotto à la chapelle Scrovegni (Assise), suivront celles de Masaccio et de Masolino à la chapelle Brancacci (Florence), puis celles de Mantegna avec La chambre des époux et La salle des mois (Ferrare). Ensuite viendront La Cène de Léonard de Vinci (Milan) et La chapelle Sixtine de Michel-Ange (Rome).
Le maniérisme sera incarné par les fresques de Giulio Romano au palais du Té, par les coupoles de Corrège et de Parmesan (Mantoue).
Au palais Barberini, celles de Pierre de Cortone au plafond de la salle de fêtes, sont un bel exemple du style baroque (Rome).
Enfin, au XVIIIe, les plafonds et les décorations murales de Giambattista Tiepolo (Venise et l’Europe), seront les dernières œuvres exécutées avec cette technique.

Ce sont les décors à fresques des plafonds des Hôtels, des Palais et des églises de toute l’Europe qui ont valu à Tiepolo sa notoriété.

Le XVIIIe marque un dernier moment de gloire, grâce à ses décorations murales.

En adoptant son vocabulaire personnel aux attentes de ses mécènes, Tiepolo a manifesté un don remarquable pour la sociabilité.
Giambattista Tiepolo est un artiste sympathique.

C’est un peintre vénitien prolifique, reconnu pour son talent et son humanité.

Son succès inonde toute l’Europe du XVIIIe puis se dissout jusqu’à l’oubli.

C’est à la fin du XIXe que les historiens redécouvrent les fresques allégoriques, les plafonds aux ciels immenses et les couleurs vives, heureuses et gaies qui sont la marque de fabrique du génial maître.