Le chemin de fer – 1872-73 Manet

 

Manet (1832-1883)

 

Le chemin de fer


1872-73

Huile sur toile
Dim 212 x 276 cm

 

Conservé à Washington, National Gallery of Art

 

Le peintre

Fils d’un magistrat fortuné, Manet intègre en 1850, l’atelier parisien du peintre académique Thomas Couture.
Il passe six années d’apprentissage à copier les œuvres du Louvre.
Manet se forme par la fréquentation assidue des grands musées d’Europe. Il admire entre tous Vélasquez, dont ses premières toiles sont inspirées.
Comme le Buveur d’absinthe -1859 ou le Chanteur espagnol -1860
Si ses expositions indépendantes de 1863 et 1867 et son intérêt pour la vie moderne influencèrent les impressionnistes, il n’exposa jamais à leurs côtés, présentant ses œuvres au Salon de Paris.
Au début des années 1870, Manet se consacre à des scènes de la vie moderne, abandonnant les références à l’histoire de l’art.
Ses modelés rapides et sa touche esquissée reproduisent la manière dont l’œil appréhende une scène, donnant l’impression de saisir l’instant.
Peintre de la vie moderne, telle qu’il l’observait, Manet fut l’incarnation du flâneur arpentant les boulevards de Paris et le représentant des sujets quotidiens.

 

Le tableau

Ce tableau est un aperçu de la vie urbaine interprétée par Manet.

La jeune-femme assise est Victoria Meurent, le modèle de Manet qu’il a peint nue dans L’Olympia –1863 et Le déjeuner sur l’herbe –1868.
On est en 1873, et c’est la dernière fois que Manet peint son modèle.
La petite fille est probablement la fille du voisin de Manet, Alphonse Hirch.
La scène est située dans le fond du jardin de l’immeuble d’Alphonse Hirch, place de l’Europe à Paris. Un haut garde-corps de fonte sépare le jardin de la voie de chemin de fer qui mène à la gare Saint Lazare, en contre-bas.

 

Composition

Ce tableau met en scène deux personnages, un chien et un train.

Une jeune-femme regarde vers nous, elle feuillette un livre posé sur ses genoux. Un petit chien, également sur ses genoux, est lové dans le creux de son bras. Une fillette est debout aux côtés de la jeune-femme et observe la fumée dégagée par les locomotives qui rentrent en gare. Ses mains empoignent les barreaux du garde-corps, tout à son plaisir de regarder les locomotives, elle nous tourne le dos.

Le cadrage est très serré, les personnages occupent le premier plan.

Une grille faite de hauts barreaux posés à intervalles réguliers, délimite le premier plan et occupe toute la surface du tableau. les barreaux  poussent  les personnages contre nous. L’effet est oppressant.

Au second plan, sur la droite du tableau, on distingue en amorce, les grilles du nouveau pont de l’Europe et sur la gauche du tableau, l’entrée d’un immeuble tout neuf.

Le milieu du tableau est envahi de fumée. La vapeur d’eau dégagée par les locomotives, cache les voies ferrées et les trains qui circulent en contre-bas.

Il y a deux points de vue dans ce tableau.
La jeune-femme est représentée en contre-plongée alors que les voies ferrées sont vues en plongée. Notre regard est stabilisé par les barreaux imposants.

La répétition des lignes parallèles des barreaux de la gare Saint Lazare encre les personnages dans l’espace.

La fumée envahit tout le second plan.
Elle cache la vue, gomme la profondeur et les volumes.

La composition est plate, la fumée anéantie la perspective.

Comme dans le Déjeuner sur l’herbe, Manet, dans cette composition, annule la perspective.

Les deux personnages sont en décalage, dans leur pose, l’une est assise et de face, l’autre est debout et de dos ; le trait est flou pour la jeune-fille et précis pour la jeune femme ; la jeune-fille porte une tenue d’été et la jeune-femme une tenue d’hiver. La jeune-fille porte une robe blanche avec un large nœud bleu et ses cheveux attachés haut, dégagent sa nuque. La jeune-femme est vêtue de bleu foncé, elle porte un petit chapeau noir fleuri, et ses longs cheveux roux couvrent ses épaules.

Il n’y a pas d’ombre dans ce tableau. Les couleurs claquent.
La scène est purement plastique.
La vapeur d’eau changée en nuage moutonneux éclabousse la toile de lumière.

Les contours du visage de la jeune-femme comme la ligne du cou de la jeune-fille sont très dessinés, la peau  de la jeune-femme et ses vêtements sont soulignés d’un fil noir.

Manet utilise les contrastes de couleurs et juxtapose les tons clairs pour l’une et sombres pour l’autre ; le flou pour l’une et les contours précis pour l’autre.

La gamme chromatique est sobre, elle déploie des tons froids, le blanc de la robe est un éclat de fraicheur. Le roux de la chevelure est l’unique ton chaud.
Le mélange de vert de rouge de bleu de blanc des fleurs du chapeau apporte une note de gaité.

La facture est énergique. Les touches de pinceau sont apparentes.

 

Analyse

Manet peint des tableaux réalistes qui révèlent son âme de poète.

Ces personnages sont vivants, ils habitent le tableau tout entier.
Le chemin de fer est réduit à un concept, la vapeur d’eau.

Dans cette scène tirée du quotidien, une ambiguïté délibérée incite aux conjectures : Le cadrage très serré ne permet pas de déterminer si la femme et l’enfant sont ensemble ou non.
Les deux personnages se connaissent-ils ?
La jeune femme attend-t-elle un rendez-vous ?
Les convenances voulaient qu’une jeune-fille de la bourgeoisie ne se promène pas seule. La jeune-femme serait son chaperon. La proximité physique des deux personnages le laisse penser.

La jeune-femme nous fixe avec cette insistance du regard qui existait déjà dans Le déjeuner sur l’herbe -1863 et L’Olympia -1863 et qu’on retrouvera plus tard dans  Bar aux Folies Bergères -1881-82.
En réalité c’est Manet entrain de la peindre qu’elle fixe et donc le peintre qui nous dévisage par effet miroir.

Manet peint le Paris moderne.

Pour être en accord avec ses amis, Baudelaire, Mallarmé et Zola, Manet encre ses tableaux dans son époque. Manet a la perception de la société nouvellement industrielle. Le monde humain et terrestre à mille lieux de la nature antique.

 Manet peint  les détails, la grappe de raisin posée sur le muret nous donne la date, nous sommes en septembre.
Au premier plan, la jeune-femme porte une tenue parisienne de l’automne 1873, son chapeau orné d’un bouquet de fleurs est à la pointe de la mode.

La jeune-fille représente l’avenir

.Au second plan, Manet évoque le progrès technique avec à droite du tableau, l’amorce du nouveau pont de l’Europe et, à gauche du tableau, la porte d’entrée de son atelier, situé dans un nouvel immeuble haussmannien et au centre, la locomotive.  Représenter le train par un nuage de fumée est d’une grande poésie.

Le chemin de fer exprime la poésie de la vie moderne.
Manet s’empare de ces sujets.
Le chemin de fer est l’expression d’une société toute neuve où les foules vont à l’opéra, fréquentent les cafés et déjeunent sur l’herbe.

On ne voit pas les voies ferrées, seulement la vapeur blanche dégagée par les locomotives. La jeune fille s’amuse à guetter les trains.
Elle est de dos, face aux barreaux, elle observe, intriguée.

Le  chemin de fer, s’il est évoqué dans le titre est invisible pour le spectateur. C’est un concept. Il occupe le centre du tableau et il est invisible !

Manet peint un moment de vie, un instant. Le train passe.

Ce tableau sans profondeur renvoie une image abrupte.
Le regard de la jeune-femme nous interpelle et nous tient éloigné de la grille.

Manet nous parle de la solitude de l’expérience urbaine moderne.

Manet peint le nouveau Paris haussmannien en exprimant sa modernité et sa poésie. Il peint les changements du monde, la vie contemporaine des débuts des années 1870.

 

Conclusion

Ce sont le désengagement et l’anonymat des modèles qui caractérisent la modernité des œuvres de Manet.

Manet ne peignait que ce qu’il voyait, par respect pour la réalité.

Bien qu’influencé par le romantisme et le modernisme, Manet est d’abord un peintre réaliste qui enrobe ses tableaux de poésie.

Admirateur du naturalisme français de Flaubert et surtout de Zola, Manet peint la quotidien et l’environnement bourgeois de son époque, en cherchant l’objectivité et en mettant en lumière les mutations de la société.

La facture classique des tableaux de Manet, leurs dessins linéaires et les contrastes des noirs et des blancs sont une source d’inspiration pour les jeunes peintres que sont Monet, Renoir et Cézanne.

Manet a ouvert la voie à la peinture démocratique et aux impressionnistes.