L’enlèvement d’Europe – 1560-62 -Titien

 

Titien (1488-1576)

  

L’enlèvement d’Europe

1560-62
Huile sur toile
Dim 178 x 205 cm

Conservé à Boston au Isabella Stewart Gardner Museum

 

Le peintre

Titien appris l’art de la peinture auprès de deux maîtres vénitiens de renom, Giovanni Bellini et Giorgione, ce dernier ayant fortement influencé ses premières œuvres.
En 1508-1509, les deux artistes travaillent ensemble aux fresques des murs extérieurs du Fondaco dei Tedeschi (entrepôt des marchands allemands) à Venise. Les parties réalisées par Titien sont jugées meilleures ce qui contrarie Giorgione.
En 1510, après la mort prématurée de Giorgione, Titien devient le premier maître de la ville. Il se forge une réputation grâce aux fresques qu’il réalise en 1511 pour la Scuola del Santo à Padoue, au retable monumental, figurant l’Assomption, de l’autel de Santa Maria Gloriosa dei Frari à Venise (1515-1518).

Les plus prestigieux mécènes de Titien sont Charles Quint, empereur romain germanique, et son fils Philippe II d’Espagne.

Titien devient le premier peintre de la cour impériale et se voit accorder les titres de comte palatin et de chevalier de l’Éperon d’or, un honneur sans précédent pour un artiste.

Titien est le plus grand peintre du XVIe à Venise.
Au fil de sa longue carrière, il demeure un maître inégalé de la couleur, avec des tons profonds, intenses et évocateurs.

 

Le tableau

Une jeune-femme juchée sur un taureau au galop dans l’eau se cramponne à une corne de sa main gauche et retient, de sa main droite, une écharpe qui passe sous son corps et vole au-dessus de sa tête.

Trois angelots suivent la scène, deux dans le ciel -armés d’arcs et de flèches, un sur le dos d’un dauphin.

Au loin, sur la rive opposée, un groupe de femmes observe impuissant.

 

Composition

Deux plans et une grande diagonale découpent le tableau.

Au premier plan, sur la droite du tableau, cadrés très serrés, un taureau chevauché par une jeune-femme (Europe) s’apprête à sortir de l’eau et de la composition.
Dans l’eau, dans la partie inférieure gauche du tableau, un ange chevauchant un dauphin suit le cortège.
Devant dans l’eau noire, sur le bord inferieur du tableau se dresse un poisson, la gueule ouverte sur des dents acérées et le dos hérissé d’une double rangée d’épines.
Au premier plan toujours, dans le registre supérieur gauche du tableau, deux cupidons enthousiastes, volent vers la jeune-femme.

Une grande diagonale traverse la toile du côté inférieur gauche au côté supérieur droit. Elle repousse le second plan très loin et induit  une atmosphère stressante.

Au second plan, un paysage avec, sur la gauche, le rivage opposé sur lequel est représenté un groupe de personnages (les compagnes d’Europe) ; puis la ligne d’horizon coupe la composition en son milieu. Les montagnes et la mer rejoignent le ciel dans le fond du tableau.

La composition tient dans un format presque carré, ce qui renforce la dichotomie du tableau.

La fuite est signifiée par les volutes de l’écharpe qui vole au vent et le désordre de la robe qui souligne les formes, dévoile la gorge et les jambes dénudées d’Europe.

En usant de la perspective atmosphérique, Titien renforce la petitesse des personnages au loin et décuple les proportions d’Europe. Ce choix génère un grand dynamisme et un grand pouvoir d’attraction.

Le tableau est vivant, on entend les cris et le bruit de l’eau.
Le spectateur est éclaboussé.

La palette chromatique est contrastée.
Un savant dosage des blancs, fondus avec la lumière, différencie le pelage du taureau de la chair d’Europe et de sa robe.
La couleur orangée de la longue écharpe ombre le visage de l’héroïne et apporte de la chaleur à la composition.
Sur la droite du tableau, de gros nuages sombres et cotonneux sont ourlés de teintes orangées de plus en plus claires et diffuses au fur et à mesure qu’elles s’approchent de la ligne d’horizon.
De même l’eau noire du premier plan devient verte et transparente au second plan. L’eau joue avec la lumière, reflète les ombres des compagnes d’Europe, puis se dilue jusqu’à rejoindre les couleurs du ciel sur la ligne d’horizon.
Le rivage de la rive opposée est traité avec des dégradés de terre de Sienne, incendiant les collines.
Dans le prolongement, la chaîne de montagnes glisse vers le bleu atmosphérique pour se confondre avec le ciel.

C’est un peu comme si le peintre avait peint son tableau et, dans un deuxième temps avait passé une couche de terre de sienne sur l’ensemble de la composition pour lui donner son aspect flamboyant.

 

Analyse

Pour Philippe II d’Espagne, Titien peint un certain nombre de toiles mythologiques qu’il qualifie d’inventions poétiques.
En suggérant qu’elles sont inspirées de sources littéraires, notamment Les Métamorphoses d’Ovide, il jouit d’une certaine liberté d’interprétation.

Dans ce tableau Titien peint Europe enlevée par Jupiter métamorphosé en taureau.

Titien construit une scène de rapt d’une violence dramatique en travaillant la composition, l’attitude des protagonistes et les effets de clair-obscur :

La tension qui traverse le tableau est matérialisée par la grande diagonale.
La violence et la vitesse sont exprimées par la tête renversée d’Europe, la position de déséquilibre de son corps et par l’écharpe qu’elle retient d’une main.
À droite du tableau -dans la direction du taureau-Jupiter, de grands nuages noirs ourlés de tons orangés (évoquant les orages et les éclairs- sinistres présages) assombrissent le ciel.
À gauche du tableau, la lumière est claire, l’eau miroite, le ciel est bleu et les compagnes d’Europe lui faisant signe sont distinctement visibles.

Quoiqu’ouvertement érotique, le tableau cache sa sensualité sous le vernis du savoir : Le tableau tient un double langage :
L’enlèvement d’Europe est un alibi…
Titien s’adresse à son commanditaire, Philippe II

Comment interpréter les signes parsemés dans la peinture :

Titien peint une scène de genre, il choisit de représenter un moment précis de l’histoire, celui où le taureau galopant dans l’eau aborde le rivage de l’île de Crète.

Le poisson hideux du premier plan contraste avec la présence des cupidons. C’est un ajout de Titien aucun texte connu ne fait référence à ce poisson monstrueux.

Sur le polyptique de San Luca peint par Mantegna (1453-54), Les accoudoirs du trône de saint Luc sont des dauphins piscivores. Un épisode de la vie du saint relaté par jacques de Voragine dans La Légende dorée, désigne le dauphin comme un secours miraculeux contre les Turcs.

Titien utilise l’image emblématique cryptée du dauphin piscivore.
(Point de vue de Karinne Simonneau) –

Le poisson symbolise le danger :
La menace turque rapportée par J.de Voragine devint pressante au XVIe au point que Philippe II tenta d’anéantir définitivement la flotte barbaresque en lançant une expédition en 1559 au moment où Titien commençait son tableau.

Les naseaux du taureau sont tournés vers le dauphin piscivore :
En enlevant Europe, Jupiter-Philippe II l’assure de sa protection bienveillante. L’enlèvement ne constitue plus une menace.

Le taureau porte une couronne de roses pour signifier son mariage avec Europe. Philippe II en cherchant à organiser une ligue contre les turcs en 1559, montre son désir de s’imposer en tant que figure impériale de la chrétienté.

Le rivage flamboyant, comme incendié, serait une allusion aux attaques des turcs.

Le bateau toutes voiles gonflées se détache de la ligne d’horizon dans l’axe du corps d’Europe. Ce serait la flotte viennoise qui viendrait défendre ses côtes des attaques turques et, défendre Europe.

En écho à une actualité angoissante, les interprétations des signes du tableau sont plurielles.

Titien peint un tableau érotique en exploitant le thème de l’enlèvement d’Europe pour satisfaire son commanditaire Philippe II.

 

Conclusion

L’histoire d’Europe empruntée au livre II des Métamorphosesd’Ovide :
« Europe tremblante regarde le rivage qui fuit ; elle attache une main aux cornes du taureau ; elle appuie l’autre sur son dos » (II, v.873-7),

Cet épisode, bénéficie d’un grand attrait auprès des peintres du Cinquecento et bien au-delà, jusqu’à nos jours.

Au Moyen-Âge et à La Renaissance, Les Métamorphoses d’Ovide connaissent un grand succès. Les traductions se multiplient.

Au Moyen-Âge des réécritures font de la traversée d’Europe un symbole de la traversée de l’âme. Le taureau est interprété comme la représentation du Christ qui assure le salut.
Au XVe, avec l’Humanisme, les sources antiques authentiques sont remises à l’ordre du jour.
Au XVIe, Titien est un peintre de scènes mythologiques très estimé des élites intellectuelles.
Au XVIIIe et aux siècles suivants, le mythe s’inscrit dans une nouvelle tradition d’une Europe-continent dominante. (Cf. fresque de Tiepolo réalisée en 1753).

 

Toute sa vie durant, le style de Titien et sa conception de la peinture ne cessèrent d’évoluer.

À partir des années 1550, Titien adopte une technique plus relâchée et renonce au détail descriptif au profit d’un traitement plus impressionniste. À la fin des années 1560 et au début des années 1570, il demeure novateur malgré son grand âge, poussant son art aux limites de l’abstraction avec des œuvres telles que Le supplice de Marsyas.

Vasari écrit à propos de ces ultimes œuvres qu’elles furent exécutées « à coup de pinceaux amples et audacieux, avec des touches de couleurs, de sorte qu’elles ne peuvent être regardées de près, mais sont parfaites vues de loin. Sa méthode judicieuse, superbe et étonnante, produit des images vivantes et réalisées avec grand art, mais elle dissimule un travail acharné. »

Cette méthode allait influencer les artistes jusqu’au XVIIe