Les hasards heureux de l’escarpolette – 1767-69 J.H. Fragonard

Jean Honoré Fragonard (1732-1806)

 

 

Les hasards heureux de l’escarpolette

1767-69

Huile sur toile
Dim 81 x 64 cm

Conservé à Londres, Wallace Collection

 

Le peintre

En 1747, Fragonard, fort d’un talent précoce, est l’apprenti de Jean Siméon Chardin.
En 1748, il entre dans l’atelier de François Boucher.
En 1752, il obtient le grand prix de l’académie de France à Rome. Il voyage à Vienne, Prague, Dresde, un périple jalonné de rencontres artistiques, notamment, Hubert Robert.
Il peint des paysages et des tableaux de figures. Formé comme peintre d’histoire, Fragonard change de direction et s’impose comme une figure primordiale du rococo.
Il est considéré comme un peintre confirmé, et obtient la reconnaissance de la Cour et un atelier au Louvre.

Le rococo est un style artistique du XVIIIe inspiré du baroque italien et du décor rocaille français.
Ce style s’oppose à l’austérité du classicisme avec ses courbes sinueuses et ses scènes spontanées.

Les œuvres les plus célèbres de Fragonard sont affranchies de toute retenue et plus érotiques que celles de Boucher, qui sont limitées par leurs thèmes essentiellement classiques.
L’œuvre de Fragonard laisse une plus grande part à l’improvisation et, est plus romantique que celle de son maître, François Boucher.

Il peint cette escarpolette en 1767.
C’est un tableau commandé par le baron Saint Julien.
L’œuvre fait sensation à la cour de Louis XV.

 

Le tableau

L’Escarpolette est célèbre non seulement pour sa facture virtuose, mais aussi pour sa licence érotique.

Un gentilhomme de la Cour, le baron de Saint Julien, regarde sous les jupes d’une jeune-femme, assise sur une escarpolette dont les cordes sont actionnées par un personnage qui, tout en l’aidant à s’élancer plus haut, l’admire par-derrière.

Fragonard fige la figure féminine en plein vol, l’habille d’un délicieux bouillon de soie rose et la place au centre de l’attention érotique.

Le tableau est destiné à séduire une clientèle fortunée qui raffole de scènes coquines et est susceptible de passer commande au peintre.

 

Composition

Fragonard transforme la nature pour en faire un décor parfait.
Un décor végétal foisonnant qui emplie le fond du tableau et sert d’écrin au personnage féminin, objet de toute l’attention.

La nature occupe les trois quarts de l’espace de la toile et propulse la jeune-femme au premier plan.

La scène se déroule dans la partie basse du tableau.

La jeune-femme est plantée en plein milieu de la toile, assise sur le coussin rouge d’une escarpolette. Au plus haut du balancement, elle lance sa mule d’un jeu de jambes sensuel. Richement vêtue d’une robe à la française, c’est une aristocrate qui prend du bon temps dans un jardin, orné de sculptures (sur le coté gauche du tableau et au centre) et d’éléments architecturaux (à l’arrière-plan).

Deux autres personnages participent à cette scène :
À droite du tableau, assis sur un banc, un homme dans l’ombre, actionne les cordes de l’escarpolette.
Saint Julien avait commandé un évêque – Fragonard ne souhaitant pas se mettre le clergé à dos, a choisi de représenter le mari. Un mari qui ne se doute pas de ce qui se passe devant…
À gauche du tableau, le deuxième homme, éclairé par un rayon lumineux, tombe dans un buisson de roses.
Ce deuxième homme est le commanditaire, Saint Julien.

Fragonard a représenté Saint Julien dans la posture qu’il souhaitait, au pied de la dame avec vue sur son entrejambe… Le personnage est étourdi par le spectacle et part à la renverse.

Les sculptures du jardin participent à la scène, on reconnait L’ange menaçant de Falconet à gauche du tableau. C’est Cupidon la figure de l’amour. Fragonard détourne son intention, ici l’amour avec son doigt sur la bouche inspire le secret.

Cette composition se scinde en trois registres et deux plans

Le registre du bas du tableau distribue les deux hommes l’un dans l’ombre à droite de la composition, l’autre dans la lumière, à gauche de la composition. L’homme dans l’ombre actionne les cordages de l’escarpolette, l’homme dans la lumière tombe à la renverse. Il y a également un petit chien aboyant sur le tronc de l’arbre à droite de la composition et au centre deux putti sculptés enlacés.

Le registre du milieu le cupidon de Falconet -1755 délimite le côté gauche du tableau. L’héroïne du tableau est au centre et une de ses mules vole dans les airs.

Ces deux registres constituent le premier plan.

Le troisième registre ou l’arrière-plan, est tout le reste du tableau, soit une nature omniprésente, foisonnante et artificielle sur un fond de ciel aux nuages moutonneux sculptés par la lumière.

Deux diagonales épinglent l’escarpolette au centre du tableau.

Toutes les obliques se croisent au centre de la composition. Une, suit la corde de la balançoire puis le bras de l’amant coupant la toile du bas inferieur gauche au haut supérieur droit. Une autre, passe par la tête du mari et suit les branchages à gauche du tableau.

Ces deux obliques conduisent notre regard sur les deux hommes.

Le croisement de ces deux diagonales renforcées par le mouvement de balançoire donne une grande énergie à la représentation, tout en mettant en valeur le personnage féminin.

L’énergie est également générée par les regards qui convergent vers la jeune-femme, ils se croisent tous, au milieu, mais ne se voient pas tous.

C’est la note d’équilibre, le temps suspendu au plus haut de l’envol.

La nature et les couleurs sont étonnantes.
Le rose de la robe, éclatant, contraste avec le reste du tableau plus sombre.
Le spectateur est subjugué par les tons de la robe et des jupons.
Le jardin est un camaïeu de bleus et de verts réveillés par les touches plus claires des fleurs.

Sous son pinceau les couleurs deviennent joyeuses et vivantes.

Une lumière tantôt dorée tantôt argentée sculpte les branchages et les troncs noueux. Elle perce les bleus et les verts du feuillage, éclaire le visage pâle de la jeune-femme et chatoie sur sa robe rose poudré.

Le bouillonnement des nuages el la luxuriance des ramures font écho aux bouillonnements des jupons.

La touche  de Fragonard est vibrante de  sensualité.

 

Analyse

Ce tableau représente le fantasme et symbolise l’érotisme dans un pur style rococo.

Le XVIIIe voue un culte au désir et à la frivolité.

Le tableau raconte son époque. Une époque libertine, celle des Liaisons dangereuses –1782 de Pierre Choderlos de Laclos, et des écrits du marquis de Sade Justine ou les malheurs de la vertu – 1791.

Fragonard représente une scène malicieuse, fugace et légère, où il accorde une grande présence au paysage. Le peintre peint une nature envahissante, pleine de vivacité.

Jouant avec les couleurs et la lumière, Fragonard attire notre attention avec un mouvement de jambe et une mule qui valse.

Dans Les hasards heureux de l’escarpolette la jeune-femme joue de sa beauté et de son corps afin de faire fantasmer le baron Saint Julien.
Elle sourit en regardant son amant contemplant ses dessous qu’elle dévoile d’un levé de jambe gracieux.
Perdre une de ses chaussures est un geste de sensualité.
Au XVIIIe, la vue des chevilles est érotique.
C’est une jeune-femme coquette, joyeuse et lumineuse.

Sur son escarpolette elle est inaccessible pour son amant ce qui lui permet d’oser.

C’est une scène rococo donc, spontanée et décorative.
Elle s’accorde aux goûts libertins de l’aristocratie du XVIIIe.

La jeune-femme se balance entre les deux hommes… D’un côté son amant et la débauche, de l’autre son mari aveugle ou complaisant que décrivent les romans libertins. C’est une scène de marivaudage pour une toile audacieuse.

Le peintre place le spectateur à la hauteur de la scène, le regardant surprend l’échange de séduction à son apogée.

En devinant que l’instant d’après l’amant aura rattrapé la chaussure mais, ne rattrapera pas le pied de la jeune-femme ! c’est un hasard heureux !

Le regardant peut interpréter la perte de la chaussure comme un déséquilibre de la jeune- femme ! À sa guise !

Ce tableau n’est pas porteur d’une morale.

Dans cet univers libertin, la femme règne, autour d’elle flotte la promesse du plaisir. Elle baigne dans le luxe et peut avoir une aventure.

Cette représentation des aspects du plaisir compense ce que la décence empêche d’exprimer par la parole.

Le tableau exprime le désir, l’érotisme et la transgression de l’interdit.
C’est la définition de la peinture libertine.

La nature est parcourue d’électricité.
Les prémices du romantisme pointent le bout de leur nez…

 

Conclusion

Après la révolution, Fragonard partagera le destin de ceux qui étaient trop proches de l’aristocratie et de son goût, sombrant dans l’oubli avec l’avènement du néo-classicisme de David.

Fragonard est le dernier peintre d’une époque en déclin. Il mourra dans l’indifférence générale, sans se douter qu’il deviendrait l’un des peintres les plus célèbres de sa génération. Ses couleurs joyeuses ont traversé les siècles.

Pour voir ce tableau il faut voyager à Londres. Le tableau est exposé dans les collections Wallace depuis 1900.
La famille Wallace, lors de son leg, a souhaité que le tableau ne sorte pas.